Jacques Samuel est un jeune Juif orthodoxe, qui travaillait à Strasbourg dans un bureau de la Société Sofournel (fournitures électriques), puis, après l’évacuation de la zone frontalière en septembre 1939, dans l’antenne parisienne de cette entreprise. Il vit alors chez ses parents, qui sont venus s’installer à Garches (Hauts-de-Seine). Lui qui aime passionnément la musique classique, il est aux anges, il fréquente assidument les concerts à Paris.
Dans l’attente déçue de la mobilisation
Le 9 mai 1940, il a été déclaré « bon pour le service armé » par le Conseil de révision de Versailles et, dès lors, il s’attend à recevoir la convocation l’appelant « sous les drapeaux ». D’autant que tout aussitôt, le 10, c’est le déclenchement de l’attaque allemande. Ce jour-là, il est réveillé par la sirène à 5 heures du matin, mais cela ne l’empêche pas de conduire son frère permissionnaire à la Gare de l’Est, et ce n’est qu’à 9 heures, au bureau, que son patron lui apprend les événements de la nuit.
Tout reste relativement tranquille autour de lui jusqu’au bombardement de Paris, le 3 juin en début d’après-midi. Du train qui, après déjeuner, le ramène à son travail au Faubourg du Temple, il voit au loin brûler les usines Citroën. Il y a de nombreuses victimes. Il va à deux reprises se renseigner à la gendarmerie de Saint-Cloud dans l’attente d’un ordre d’appel présumé imminent. Mais celui-ci ne venant pas, ses parents décident de le laisser seul à Garches et de partir pour Moulins (Allier) le dimanche 9. Dans la nuit, nouveau bombardement. Le lundi, nouvelle tentative pour tirer au clair sa situation militaire, à Versailles cette fois, au bureau de recrutement… mais celui-ci est déjà évacué ! « On me dit pourtant que […] ma convocation pourrait bien ne pas arriver avant des semaines, et que je n’étais pas le seul dans mon cas. » A Paris, il est « effrayé de constater le départ massif des habitants ».
Départ en train pour rejoindre sa famille à Moulins
Il fait pourtant une dernière et vaine démarche à la gendarmerie avant de se décider, le mardi 11 juin, à partir rejoindre ses parents à Moulins. Mais à 9 heures, pas de train à Garches pour Paris avant 11 h : afin d’accroître ses chances, il fait une heure de marche avec sa valise pour se rendre à Saint-Cloud. Enfin, le voici à Paris vers midi. « Sortant de Saint-Lazare, je ne vis […] autour de moi que des gens affolés, écrasés sous leur charge. » À la gare de Lyon, « non seulement la place était noire de monde, mais toutes les rues avoisinantes ». Impossible, même, d’entrer dans la gare. Toutefois, il aperçoit un petit passage par où des gens se faufilent, en montrant un papier, il y va au culot. Nouveau problème, le train pour Moulins se forme dès 15 h, mais ne partira qu’à 21h45. « Or, le soir, nous fêtions la Pentecôte » (Shavou’ot). C’est un cas de conscience pour ce fidèle de stricte observance. Mais après réflexion, l’enjeu lui paraît trop vital pour laisser échapper une telle occasion. L’après-midi est longue, malgré la lecture d’un volume de Duhamel qu’il vient de se procurer. « La DCA tirait ». Chose vue sur le quai : « Dans les wagonnets qui servent à pousser les bagages, des vieillards dormaient ». Enfin, le train part, et parvient à sa destination à 3h30 du matin.
Reçu avec la chaleur qu’on devine par sa famille, Jacques ne sait à quoi se résoudre. « Pendant quatre jours et quatre nuits, sans interruption, nous vîmes défiler des autos par milliers, qui fuyaient […], emportant sur leur toit ce qui tenait le plus à cœur […]. Les Moulinois furent gagnés par la panique ». L’avance allemande se fait de plus en plus pressante, on les dit à Autun. « Mes parents voulurent absolument que je parte […]. J’acceptai, à condition qu’ils viennent avec moi ». Un autobus parisien consent, le 17 juin, à les laisser monter. « Suivant des centaines de voitures, nous mîmes deux heures à traverser la ville ». Mais, à peine sortis de la zone urbaine, les véhicules s’arrêtent : terminus, tout le monde descend. Jacques et ses parents rentrent, pas vraiment mécontents, d’ailleurs, de retrouver une partie de la famille qu’ils avaient dû laisser sur place. On entend dans la rue un poste qui diffuse le discours de Pétain : « C’est le cœur serré que je vous dis : il faut cesser le combat ». Cependant les parents insistent toujours pour que Jacques parte. Une réfugiée lui offre sa bicyclette. Un jeune belge qui n’a plus que 5 litres d’essence dans sa petite Citroën lui « proposa de rouler aussi loin que possible en auto […], de l’abandonner puis de continuer en bicyclette ».
Nouveau départ, à bicyclette, au hasard des routes
C’est ainsi qu’ils partent, le mardi 18 juin, à midi et demi, sans destination précise, sinon, pour lui, la vague intention de gagner Limoges, où il pense retrouver la Sofournel. Mais il leur faut encore une heure pour quitter la ville, le pont sur l’Allier est miné, donc infranchissable. Ils doivent faire un détour pour retrouver plus loin la route de Montluçon. Ils atteignent vers 16h Montmarault (Allier), à quelque 50 km de leur point de départ. Le réservoir est quasiment à sec. Ils sont sur le point d’abandonner la voiture, mais vers 21 h, un camion militaire leur fait cadeau des deux litres de carburant qui lui restent ! Ils décident de ne repartir qu’au petit jour et s’installent sur des couchettes de fortune inconfortables dans la voiture. « Je pense avoir dormi malgré tout deux heures. Vers 6 heures, nouveau départ ». Ils font donc encore 15 km vers l’ouest, avant d’abandonner définitivement le véhicule, confié à la garde d’un habitant, à Doyet (Allier). « Nos bicyclettes furent détachées et à 10 heures nous pédalions sur Montluçon, à 18 km. » Ils y parviennent d’autant plus facilement que la circulation s’est étrangement raréfiée. « Il était 11 h 30 et nous avions faim. Dans le dessein de casser la croûte, nous nous asseyons à la terrasse d’un café. Un personnage décoré expliquait que Montluçon venait d’être déclarée ville ouverte. Au même moment, on entend un bruit d’avion, un sifflement. La ville est bombardée. Avec calme, nous nous dirigeons vers un abri pendant que les habitants perdent la tête ». En repartant, après avoir pu se restaurer, ils arrivent à 300 m de là sur les lieux du bombardement. « L’objectif visé était la caserne. Elle est intacte, tandis que 5 ou 6 maisons sont écroulées. Il y a des morts et des blessés. »
Jacques et son compagnon reprennent donc la route, ce mardi 18 juin en début d’après-midi, en direction de Guéret (Creuse), qui se trouve à 70 km. Il y a sur la route quantité de soldats débandés. « Beaucoup jettent leur fusil dans le fossé. C’est la pagaille […]. On nous dit que les chefs sont partis. Il est de fait que tout au long du parcours nous pourrons voir, dans leur voiture privée, des gradés qui évacuent leur famille […]. Nous faisons 25 kilomètres. Tout à coup un cri : « Les avions ! »» Les deux cyclistes se réfugient dans une ferme. « Et la mitraille tombe sur toute la longueur de la route […]. Cela semble terminé. Mais non ! Un quart d’heure s’est à peine écoulé qu’ils reviennent, bombardent, mitraillent, sèment la panique ». Jacques Samuel croit, erreur largement partagée ces jours-là, que ce sont des avions italiens. Le voici qui reste assis dans l’herbe, tranquille. Il n’a pas cédé à la panique. « D[ieu] qui m’a protégé jusqu’à ce jour me protégera encore […]. Je sors de cette épreuve fortifié, encouragé, et plus confiant en D[ieu] que jamais ». L’après-midi est déjà bien avancée. Le fermier leur fournit lait, beurre et œufs, et leur propose de passer la nuit dans sa grange, où deux réfugiés les rejoignent, deux habitants de Chalon-sur-Saône, un père et son fils. « Il fut décidé, à la satisfaction générale, que nous continuerions ensemble dorénavant. »
Les quatre cyclistes repartent au petit matin du lendemain jeudi 20, et arrivent vers 10 heures à Guéret, « belle petite ville […] également bombardée la veille ». En continuant, ils parviennent vers 16 h dans une localité dont le narrateur n’indique pas le nom, mais qui est certainement La Souterraine (Creuse). « Sur tout le trajet Montluçon-Guéret les plus petits villages ont souffert […]. Les habitants ne sortent plus des caves ». Qu’à cela ne tienne, on va tirer l’épicière de La Souterraine des… profondeurs où elle se terre, pour se procurer des vivres que le jeune Chalonnais, cuisinier de son état, va accommoder à l’office de l’hôtel resté ouvert où ils prennent une chambre. Hébergement d’autant plus appréciable qu’il pleut à verse.
Le paisible asile de Villefavard
On reprend la route le vendredi 21 vers 7 h. « Après 25 kilomètres, toutes les routes sont barrées. Rien à faire pour passer. » On est à Villefavard (Haute-Vienne). On y reste. Un peu à l’écart du village, sur les bords de la Semme, une ferme : « Il est midi, nous demandons des œufs au fermier. L’endroit est vraiment tentant, une rivière coule, juste derrière nous. Brève consultation, rapides pourparlers, et le fermier accepte de nous loger dans la grange. Nous y passâmes cinq jours. » Ces gens ont le cœur sur la main.
Mais ce n’est pas tout. Tout près de là, au Moulin, il apprend que réside Charles Munch, le chef d’orchestre d’origine alsacienne qu’il a justement beaucoup apprécié, à Paris, aux Concerts du Conservatoire. Il apprend aussi « qu’il faisait office de boulanger », en l’absence de ce dernier. Jacques va le voir quotidiennement, ils sympathisent, ils se reverront plus tard à Paris (et même, encore plus tard, à Tel Aviv). Ce village de Villefavard est singulier : au milieu du XIXe siècle, le curé s’est brouillé avec l’Église catholique et il s’est converti au protestantisme, entraînant avec lui sa paroisse, qui demeure un îlot dans un environnement catholique. C’est sans doute la raison qui y a attiré le luthérien Munch. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle les usages singuliers du Juif orthodoxe y sont si bien acceptés.
Quoi qu’il en soit, le boulanger en titre revient. « Et je dois dire que son pain était moins bon que celui que faisait le chef d’orchestre ». La vie suit son cours, paisible. On prend des bains dans la Semme, on y pêche truites et anguilles. « N’auraient été les circonstances, nous aurions pu nous déclarer enchantés de notre séjour. » L’armistice est signé. On se décide à refaire en sens inverse les 215 km du retour.
Retour à Moulins
On remonte sur les vélos le mercredi 26 juin à 4 heures moins le quart. On repasse à La Souterraine peu après 7 h, à Guéret vers 10 h. « La pluie et plus encore le vent contraire nous gênaient. » Mais les cyclistes se sentent pousser des ailes. « À midi, nous arrivions à la ferme où nous avions passé une nuit, exactement une semaine auparavant […]. On nous offrit à nouveau à déjeuner ». En repartant vers 15 h, ils sont à Montluçon à 17 h, à Doyet à 19h. La voiture est bien là, intacte, mais toujours pas d’essence. « Nous avions fait 155 km en une journée. » Ils sont encore assez frais pour continuer. Mais ils apprennent qu’à Moulins, le couvre-feu a été instauré. « Une fois de plus, de braves gens nous offrirent leur grange et nous firent l’honneur de leur dîner. »
Ils repartent à 6 h le vendredi 27 pour parcourir les 60 derniers kilomètres. « Nous n’étions plus à une heure près et malgré cela nous forcions l’allure. ». Ils revoient les mêmes voitures abandonnées que la semaine précédente, mais à l’une manquent les roues, à un autre le moteur. « Sur tout le chemin, nous rencontrâmes des Allemands, sans jamais être inquiétés. Serait-ce pareil au pont de Moulins où, paraît-il, il fallait montrer ses papiers ? J’étais le seul de nous tous à devoir le passer, ce pont ». Ils se séparent donc, à 10h30, devant le pont, ou plutôt, ce qui en reste. Il a sauté, en effet, Jacques Samuel va vite apprendre dans quelles conditions. Seuls les piétons et les cyclistes peuvent franchir l’Allier grâce à une installation provisoire. Un soldat allemand casqué contrôle le passage, mais Jacques passe sans difficultés.
Il retrouve sa famille. Tout le monde va bien. Il apprend que les Allemands sont effectivement arrivés en ville une demi-heure après son départ de Moulins. Le Commandant de la place a fait sauter le pont alors qu’un officier allemand s’y était engagé. « En représailles, deux canons furent mis en batterie […] et, pendant plus de deux heures, la caserne fut bombardée ». A part cela, tout s’est bien passé. Et Jacques est fortement persuadé d’avoir été lui-même tout au long de son aventure sous la protection du Très-Haut.
Il finit de rédiger son récit d’exode à Moulins, le 4 juillet. Il rentre à Garches, le 24. En reprenant son cahier, le 1er septembre, il note : « Un an, jour pour jour, que j’ai quitté Strasbourg. Un an qui m’a paru quelquefois un siècle et quelquefois un jour. Il y a un an, je songeais que la guerre pouvait être évitée. Mais aujourd’hui, je dis que la débâcle aurait dû l’être ».
Jacques SAMUEL (1919-2012), Journal 1939-1944 – Une famille juive alsacienne durant la Seconde Guerre mondiale, éd. Le Manuscrit, Paris – Mai-juin 1940, p. 75-126. Pendant la plus grande partie de l’Occupation, de juin 1941 à mai 1944, Jacques Samuel trouve refuge dans la Communauté rurale des Éclaireurs Israélites de Taluyers (Rhône). Du 3 au 10 mai 1944, il traverse les Pyrénées ariégeoises, non sans de grandes difficultés (leur groupe perd trois des siens : deux morts, soit d’accident, soit d’épuisement, et un blessé grave), avant de gagner l’Espagne, d’où il s’embarque pour la Palestine.