Ils vivent à Moncetz-l’Abbaye (Marne), près de Vitry-le-François, sur les bords de la Marne : le père, André, travaille comme agent d’assurance, il a connu quatre ans de captivité en Allemagne de 1914 à 1918, ayant été blessé et fait prisonnier dès les premiers mois de la guerre ; la mère, Madeleine, qui a des aspirations culturelles et artistiques, supporte plus ou moins bien la réclusion dans ce séjour rural ; et Françoise, dite Fanfan, est très marquée par la mort prématurée d’un frère aîné auquel elle était très attachée.
L’hiver 1939-1940 se passe, là comme ailleurs, dans l’expectative. Puis, « elle nous tombe dessus, la guerre, soudaine et brutale ». Dès le déclenchement de l’attaque allemande, « nous voyons passer à Moncetz des troupes venant de l’ouest. Elles bivouaquent là avec chevaux et canons, avant de repartir vers le front. Les croise, arrivant par la route de Matignicourt, un cordon ininterrompu de carrioles et vélos, de guimbardes et tombereaux remplis de gens, de bébés, de volailles ». On s’efforce d’accueillir ces réfugiés, tout en pensant qu’on va devoir très vite les imiter. En effet, le 16 mai, André a recueilli à Vitry des « nouvelles alarmantes », et décide de partir dès le lendemain, dans « la petite Fiat vert métallisée », chargée de tout ce qu’on peut emporter. Le reste, le plus précieux, on le dissimule dans une petite chambre à l’étage, et on cale de lourds meubles devant ses deux portes. « Je suis bien obligée d’avouer aujourd’hui que tout au long de cette journée, mon cœur cognait très fort d’excitation, mais pas du tout d’inquiétude ni de regret ». Il est vrai qu’elle ignore ce que ses parents lui ont caché : Vitry bombardé est en flammes.
Première étape (en mai) : au pays de George Sand
Et puis on part, le vendredi 17. Vers où se diriger ? Le goût de Madeleine pour la littérature en décide, on gagnera Gargilesse (Indre). George Sand avait sa maison dans ce village qu’elle aimait et qui n’est pas bien loin de Nohant. Il y a près de 400 km à faire, mais le trajet s’avère facile, les routes ne sont pas encore encombrées comme elles le seront plus tard. En revanche, là où il faut bien faire étape, l’hébergement est très sommaire : pour dormir, on met des matelas dans un poulailler, et le matin on se lave à la pompe. À Gargilesse, le maire attribue à la famille un logement exigu et sinistre ; mais près d’un étang où Fanfan « attrape des salamandres par dizaines » et d’un « bar-tabac-confiserie-boulangerie », où le père peut se procurer quotidiennement le journal. Pour la jeune fille, la situation est très supportable, mais ce qui l’est moins, c’est l’état d’angoisse des parents. Ça ne peut pas durer.
Madeleine se souvient alors que son amie Lisette a une maison à Longeville, sur la côte, au sud de la Vendée. On reprend donc la route, fin mai ou début juin. « L’ambiance que nous rencontrons diffère complètement de ce que nous voyions sur les routes il y a quinze jours. Nous allons d’est en ouest ; notre chemin est peu encombré, mais les voies que nous traversons sont sillonnées de réfugiés qui descendent vers le sud. Dans les petites villes, les embouteillages sont tels […] que nous mettons trois jours » à parcourir moins de 300 km. André perd son sang-froid habituel. Lui qui n’est guère porté sur la religion promet, s’il retrouve sa maison debout, de revenir à la foi et à la pratique. Fanfan, qui vivait encore « constamment avec Dieu, la Sainte-Vierge et le Diable », bien qu’elle souhaite vivement la conversion de son père, est choquée par ce marché trop visiblement intéressé. Du coup, elle cesse d’être « l’enfant admirative que j’avais été jusque-là ». En fin de compte, ironie de l’histoire, André étant homme de parole, au retour, « la foi lui viendra […] et elle me quittera. En exauçant mon vœu, le Bon Dieu s’est effacé. »
Deuxième étape (en juin) : convivialité, bains de mer et fantaisie en Vendée
« Près de l’église de Longeville, la petite maison […] est pleine à craquer de femmes », car Lisette a beaucoup d’amies qui sont venues là se réfugier. André ne supporte guère leur caquetage continuel. « La mer est à trois kilomètres, que l’on parcourt à pied, à travers les pins ». Mais personne ne se baigne. Surtout pas le père : « il n’aime pas l’eau froide, exècre les vagues, le sable […], qu’il découvre ici pour la première fois, à 51 ans ». Fanfan, elle, s’est trouvé une petite camarade. Et puis, « en ces soirs d’un très bel été, je découvre les dîners sous les trois tilleuls, à douze, quinze, dans le brouhaha […]. C’est fabuleux. ».
Survient un personnage pittoresque, Stephen, que tout le monde semble connaître. Il est « torse nu, maigre, hilare », il vient de Paris et pousse une voiture d’enfant bourrée d’affaires, où trônent ses chats. C’est grâce à lui que Fanfan va pouvoir profiter à fond de la mer : bain et leçons de natation, pêche aux crabes et aux crevettes, traque des palourdes et des couteaux. « Trois semaines de paradis ».
Il est aussi mis à contribution par la famille pour une expédition dans la nuit noire au jardin que Lisette possède hors du village : on creuse un trou où chacun enfouit un « sac de tissus rempli de pièces et de bijoux dans une boîte à gâteaux ». On y retourne le lendemain pour effacer les traces en plantant des salades sur l’emplacement. La bonne humeur et les « délicieuses soupes de crabes » de Stephen contribuent à maintenir le moral de tous. Mais surtout, « j’ai avec lui une complicité muette qui nous maintient hors du drame ». Madeleine seule continue de s’affoler. Elle persuade André de retourner exhumer le magot, et de filer à La Rochelle afin de s’embarquer pour les États-Unis, et ainsi « fuir les Allemands qui coupent les mains des enfants ». Naturellement, on se rend compte à La Rochelle que c’est tout à fait impossible. « J’imagine que Maman aussi fut soulagée de ce départ manqué […]. Retour au potager, nouvel enfouissement ».
« Je ne sais pas à quelle date les Allemands atteignent les côtes vendéennes, mais je revois ce jour où nous « les » rencontrons pour la première fois ». C’est sur la plage, un groupe de beaux gars en maillots de bain, et Stephen, « ce doux dingue anarchiste », aussitôt fraternise avec eux. Ce qui scandalise gravement la famille. On chasse le coupable. Du reste, dès qu’on aura des bons d’essence, on va repartir.
Retour dans un monde changé
Madeleine est pressée de se rendre à Poigny-la-Forêt (Yvelines), où résident ses parents, mais leur maison, d’ailleurs restée intacte, est vide, et, tandis qu’André repart, inquiet de l’état dans lequel il va découvrir Moncetz, elle remue ciel et terre pour retrouver Albert et Eugénie. Les autorités sont dépassées. « À croire que la France n’est plus qu’un brassage de familles disloquées ». Mère et fille parcourent les environs à bicyclette et en rapportent du ravitaillement en abondance. Au bout d’une semaine, une lettre d’André les prévient que leur maison est dans un triste état : « Les pieds du beau clavecin XVIIIe ont été sciés, des fauteuils éventrés, les placards vidés […] ; dans la cuisine, des quartiers de viande ont pourri ». Même les jouets de Fanfan ont disparu. Mais le bâtiment est intact, et la chambre aux trésors a été épargnée !
À Poigny, deux officiers allemands se présentent, désireux de réquisitionner la maison. Madeleine les amadoue en leur parlant de son frère, officier tué sur le front en 1916, et de son père, ancien commandant, dont on attend précisément le retour. Et puis, la propriété des voisins, avec ses deux tourelles, n’est-elle pas plus tentante ?
Une voiturette, attelée d’une mule, ramène enfin de la gare de Rambouillet les grands-parents de Fanfan, 73 et 70 ans, qui avaient trouvé refuge à Guéret (Creuse). Ils sont méconnaissables, tellement il est squelettique, et elle comme égarée. Le 18 juin, anéanti par le discours de Pétain de la veille, il s’est jeté dans le torrent du moulin. Retenu par les branchages, sauvé malgré lui, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Avant la fin de l’été, il mourra d’épuisement et de désespoir.
Françoise LAUNOIS (née en 1928), Les Malheurs de Fanfan, 1928-1948, APA 3330.2, 174 p., mai-juin 40 p. 92-101 – Écrit en 1996.