Administrateur de l’hôpital-hospice de Vendôme (Loir-et-Cher), Alfred Piriot n’a laissé qu’une brève note sur ce qui s’est passé le 10 juin : « Dans la ville, c’est un défilé ininterrompu de véhicules de toutes sortes, depuis l’auto de luxe jusqu’à la poussette […], il y a aussi des gens à pied chargés de valises », et des charrettes de paysans, ainsi que des bicyclettes.
Son récit reprend, de façon désormais continue, le jeudi 13 juin. Ce jour-là, il doit tenter de calmer les vieillards et les infirmes de l’hospice et les dissuader de partir à l’aventure retrouver leur famille aux environs. Certains s’enfuient. La direction de l’hôpital et le maire attendent en vain des directives pour évacuer les malades.
Panique à Vendôme
« Le vendredi 14 juin, la panique règne dans Vendôme, déjà un certain nombre d’habitants sont partis. » Le ministère des PTT, dont les employés sont repliés dans les établissements scolaires de la ville, organise leur transfert en affrétant des autobus parisiens pour une destination qui n’est pas précisée. Sur le marché traditionnel du vendredi, peu de marchands, peu de marchandises. La voiture du chirurgien d’un hôpital parisien tentant de convoyer un malade jusqu’à Orléans est tombée en panne et demande de l’aide : impossible de trouver un garagiste ; mais on réussit à le loger à l’hôtel. Mme Alice Follys (jeune mariée de 27 ans, dont le mari est probablement mobilisé), qui arrive de Louveciennes (près de Saint-Germain en Laye), demande qu’on soigne Jeanne, sa compagne d’infortune, dont on n’a pu encore extraire la balle de mitrailleuse qu’elle a reçue dans la main à la gare de Bessé-sur-Braye (Sarthe, 30 km à l’ouest de Vendôme). Une jeune accouchée de la veille quitte l’hôpital avec son bébé, sans tenir compte des mises en garde pressantes. Piriot hésite encore. « Je rentre chez moi extrêmement affligé de toutes ces misères auxquelles il est impossible de porter secours. »
Le samedi 15 juin, les évacuations improvisées se précipitent, les commerces ferment, on ne sait que faire pour les blessés qui sont arrivés en gare. Les employés de l’hôpital sont de plus en plus nombreux à abandonner leurs postes. Le bruit court que « tous les hommes de 13 à 60 ans sont invités à quitter Vendôme par leurs propres moyens et à passer la Loire ».
Bombardement
On se prépare à se mettre à table, lorsqu’à 11 h 30, on entend un ronronnement d’avions, puis des explosions, puis les sirènes. Que se passe-t-il ? « À peine ai-je fait quelques pas dans la rue que j’aperçois […] un amas de décombres couvrant toute la chaussée, la fumée sort par toutes les issues et le feu se propage de maisons en maisons ». Les bombardiers allemands ont pris toute la ville en écharpe, laissant en ruines une large bande du sud-ouest au nord-est. Plusieurs bâtiments historiques sont détruits : l’Hôtel de ville, l’Hôtel du Gouverneur ; la rue de la Poterie est ravagée ; la célèbre porte Saint-Georges elle-même a été atteinte. Le commandant des sapeurs-pompiers ne dispose que d’une dizaine d’hommes pour faire face à l’incendie, les autres ont déjà quitté la ville. Il y a de nombreux blessés. On ne dénombrera les morts que plus tard, au moins 89. Il n’y avait pas de troupes stationnées à Vendôme, pas le moindre objectif militaire. C’est un raid purement terroriste.
Départ et étapes nocturnes
Cette fois, plus question de tergiverser : il faut partir. Alfred Piriot réunit un petit groupe de douze personnes, trois hommes, dont lui-même, neuf femmes, dont son épouse, et plusieurs employées de l’hôpital, ainsi que Mme Follys (qui se révélera une femme de grande ressource) et sa protégée blessée. On entasse quelques vivres et d’autres bagages sur une petite voiture à bras (empruntée à un voisin en son absence), sur une voiturette d’enfant, et sur deux bicyclettes. Et, à 21 h 30, on se met en route, à pied, naturellement, en suivant la vallée du Loir vers l’aval. Les bâtiments continuent de brûler. Le clair de lune est heureusement légèrement voilé. Sur le conseil de M. Piriot, ils essaient de s’égrener le long du chemin, pour ne pas être trop visibles.
Dimanche 16 juin, au point du jour, le petit groupe traverse Saint-Rimay, et vers 4 h entre dans Montoire (Loir-et-Cher). On cherche en vain un médecin pour extraire la balle de Jeanne, mais le pharmacien accepte de refaire son pansement. On croise par hasard un autre groupe du personnel de l’hôpital. Arrivés dans le faubourg de Saint-Oustrille, à 21 km du point de départ, ils trouvent un endroit ombragé pour « y casser la croûte » et, si possible, y passer la journée. Mais une brave femme les invite à s’installer dans une habitation troglodyte et à faire cuire leur popote dans sa cuisine. Ils n’en seront donc pas réduits aux œufs durs et aux rillettes. En outre, ils sont ainsi à l’abri de l’orage qui éclate et des bombardements qu’ils entendent toujours aux environs. A la nuit, sous un ciel de nouveau dégagé, ils reprennent la route, hésitent un peu sur leur itinéraire, mais finalement parviennent à s’orienter grâce à un panneau routier, à la lueur d’une lampe de poche.
Il est 3 h du matin, le lundi 17 juin, lorsque la caravane entre à Montrouveau (toujours en Loir-et-Cher, à 9 km de Saint-Oustrille). La population dort encore. Ils hésitent à réveiller les gens pour se faire héberger, et dans l’église, restée ouverte, il fait vraiment trop froid. Pour finir, ils s’installent dans une salle de café et trouvent le moyen de se faire faire un bon café-au-lait pour accompagner leurs provisions. Une grange s’est trouvée libérée par le départ des réfugiés qui l’occupaient. C’est là qu’ils se reposent toute la journée. Au soir ils repartent, et arrivent vers minuit à Chemillé-sur-Dême, ils ont changé de département, les voici en Indre-et-Loire. Les nouvelles entendues à la TSF d’un habitant sont mauvaises : les chances de traverser la Loire avant les Allemands se sont amenuisées. Mais que faire d’autre que de repartir en direction de Tours ?
Rattrapés par les Allemands, ils n’iront pas plus loin
Vers 5 h, le mardi 18 juin, le groupe, après une marche difficile de 18 km sur de mauvais chemins, parvient à Neuvy (Indre-et-Loire). Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises : on ne passe plus, ni à Langeais, ni à Saumur, et Tours est encore assez loin. Mais Alice Follys a réussi à obtenir qu’un médecin extraie la balle de la main de son amie Jeanne et qu’il se charge d’elle pour la mettre à l’abri. Le groupe, réduit à onze personnes, repart et cahin-caha parvient à Rouziers (Indre-et-Loire), 11 km de plus depuis Neuvy, il resterait encore 20 km pour arriver à Tours. Mais beaucoup n’en peuvent plus et le groupe s’étire le long du chemin : on n’ira pas plus loin, on fait seulement encore un kilomètre pour aller chercher refuge, avec les habitants du village, dans les vastes caves du château de Rochefort (XIXème s.). Malgré la paille que leur fournit généreusement Mme Brée, une brave fermière, il y fait assez froid.
Mercredi 19 juin. Entre les branches, on aperçoit le défilé des camions militaires allemands. Mme Leriche, à l’hôpital, remplissait la fonction de basse-courière, c’est-à-dire y élevait des poules et des vaches (heureux temps que celui où les malades hospitalisés bénéficiaient ainsi de lait et d’œufs frais, bio, naturellement !). À présent, elle met son expérience à la disposition des paysans du lieu, qui l’apprécient tellement qu’ils souhaiteraient qu’elle reste avec eux : elle est justement en train de traire une vache lorsque surgit un soldat vert-de-gris qui lui fait la peur de sa vie, en la braquant avec son fusil. Les réfugiés sont consignés à Rouziers. Ils prennent pension chez Mme Brée pour les repas, au château pour la nuit. On apprend l’imminence de l’armistice.
Jeudi 20. Un cordonnier de Rouziers répare leurs chaussures éprouvées par les jours de marche, pour un prix modique. Ils souhaiteraient maintenant prendre au plus vite la route du retour, mais Mme Brée les retient.
Vendredi 21, Les membres du groupe règlent leur dette envers Mme Brée, qui ne leur demande qu’un prix d’ami et ne veut pas faire payer du tout Mme Leriche qui l’a aidée dans son travail. L’hôtelière, de son côté, ne veut pas faire payer les chambres qui ont été occupées par quelques dames. Alfred Piriot insiste sur ces générosités : sans doute veut-il démentir les bruits qui ont commencé à courir sur la rapacité des paysans envers les réfugiés, les verres d’eau payés d’un prix exorbitant, les portes closes aux malheureux sans abri. Non, il existe encore beaucoup de braves gens compatissants.
Rentrer chez soi, dans l’anxiété
Enfin, le samedi 22 juin, les onze membres du groupe reprennent la route pour rentrer à Vendôme, par Nouzilly, Saint-Laurent de Gâtines et Monthodon. Au passage, à Saint-Laurent (Indre-et-Loire), ils rencontrent un autre groupe de Vendômois également sur la route du retour. Dans un débit de boisson où on les reçoit d’abord avec réticence, ils parviennent à se faire cuire un vrai repas : rôti de veau acheté au boucher de l’endroit, petit pois, fromage et partage du café dont ils ont encore une petite provision avec la débitante qui en est, elle, dépourvue : « un déjeuner réconfortant qui nous est revenu à onze francs par tête, apéritif et café compris ». Après avoir mis dans un hangar leurs véhicules à l’abri de la pluie qui menace, tout le monde fait une bonne sieste, les uns dans une grange, les autres dans la maison d’une personne obligeante. L’accueil est également cordial, quoique sommaire, à Monthodon (Indre-et-Loire) où l’on parvient le soir, après avoir fait 25 km dans la journée.
Le matin du dimanche 23 juin, après une rapide toilette, nouveau départ. On leur vend un litre de vin et on leur offre trois litres de lait. Les voici à nouveau, à Sasnières, dans le département du Loir-et-Cher, en pays de connaissance, où ils sont accueillis par une averse. Au seul café de l’endroit, d’abord, un apéro : « Depuis Neuvy-le-Roi […], nous avons une soif qui n’est pas encore étanchée » ; puis ils déjeunent en puisant dans leurs propres provisions, avant de faire la sieste en plein air sur un tas de paille. Ensuite, ils repartent : 3 km plus loin, les voici à Houssay, dans le canton de Montoire. M. Piriot connaît le maire : celui-ci est absent, mais l’adjoint trouve des chambres pour quatre personnes ; les sept autres dormiront dans une cave. On est maintenant près du but : le repas du soir au café Caillard est joyeux.
Soulagement
Lundi 24 juin, ils rejoignent la route de Montoire à Vendôme. Elle est sillonnée constamment par des camions et des side-cars allemands, et ils doivent parfois patienter pour laisser passer les vainqueurs. Enfin, les voici à proximité de Vendôme, et, avant d’y pénétrer, ils comptent se restaurer au café Roger. Mais le débit de boisson et l’habitation elle-même ont été dévastés et pillés, probablement par des réfugiés de passage. Ils s’installent tant bien que mal dans une grange sur des sièges de fortune pour leur dernier repas en commun. Ils se demandent tous avec anxiété comment ils vont retrouver leur foyer. Par chance, la maison des Piriot n’a pas été ouverte. « La poule et ses cinq poussins se promènent dans le jardin, seul le chat Joujou ne répond pas à notre appel ». Chacun regagne son domicile. Les Piriot offrent l’hospitalité à Mme Follys. Partout, en ville, ce n’est que ruines. Pas de gaz, ni d’électricité, mais l’eau a été rétablie. Sur un petit fourneau à charbon, les Piriot préparent une bonne soupe avec l’oseille cueillie dans le jardin. Avec un œuf à la coque, de la salade et du fromage, c’est un régal, et quel bonheur que de dîner chez soi ! Un peu plus de 60 km pour le voyage d’aller ; un peu moins de 70 pour celui du retour : ils ont tout de même en marchant, avec leurs chargements hétéroclites, couvert 130 km en 9 jours, y compris les personnes âgées ou affaiblies, et presque tous dépourvus d’entraînement.
Mardi 25 juin. La débrouillarde Alice Follys fait les commissions : elle a trouvé du pain et du lait pour le petit déjeuner. « [Sa] jeunesse anime un peu la maison ». L’Hôtel de Ville étant détruit, c’est dans un bureau de l’hôpital qu’on se procure des cartes de pain : 250 gr par jour et par personne. Pas de viande de bœuf, mais un peu de veau.
Mercredi 26 juin. Joujou réfugié sur le toit de la maison du voisin miaule et descend quêter des caresses. Il est retrouvé ! C’est la vie d’avant qui semble reprendre.
Jeudi 27 juin. Mme Follys rencontre un garde mobile qui lui propose de l’emmener à Bourges en auto. Mais, sur le lieu du rendez-vous, il lui fait faux bond. En revanche, un soldat allemand préposé à la circulation insiste pour la faire emmener à Tours dans la voiture de deux officiers allemands (elle réussira à gagner Rochefort puis Royan, où elle arrivera deux jours plus tard et d’où elle écrira aux Piriot pour les rassurer sur son sort). À l’hôpital, on fait le point : ceux qui ont quitté leurs postes ne seront pas payés de leurs jours d’absence, mais ne seront pas autrement sanctionnés.
La guerre n’est pas terminée. On ne connaît pas les conditions de paix. Et le vieux Vendôme, avec ses monuments historiques et ses vénérables bâtiments, a presque entièrement disparu. L’église de la Trinité et celle de la Madeleine ont mieux résisté. Mais « combien faudra-t-il de temps pour déblayer tous ces décombres ? […] [Les] vieilles rues étroites et tortueuses […] disparaîtront sans doute pour faire place à des rues modernes plus larges et mieux alignées, mais qui perdront l’originalité des anciennes. »
Alfred PIRIOT (environ 1880 ?-1943), « Vendômois en exode », journal des jours du 10 au 27 juin, reconstitué à la mi-juillet 1940. Texte procuré par Gérard Leriche, fils de la dame ayant participé à l’équipée, et publié par Jean-Jacques Loisel, « Bulletin de la société archéologique du Vendômois », année 2012, p. 121 à 148, accessible en facsimile sur Internet (www.vendomois.fr).
Alfred Piriot devait être sexagénaire en 1940, puisque, ancien tenancier du « Café de la ville », place Saint-Martin, il a été nommé administrateur de l’hôpital-hospice de Vendôme dès 1912. Il a probablement fait la première guerre mondiale et en a gardé l’expérience de la vie militaire, ce qui expliquerait le soin qu’il met à dissimuler le plus possible les personnes qu’il emmène avec lui aux regards de possibles agresseurs. On sait d’ailleurs, et on voit par son témoignage même, qu’il a exercé fort consciencieusement sa charge de responsable de l’hôpital. Il a aussi participé pendant 14 ans à l’administration du Progrès du Loir-et-Cher, journal régional socialiste. Il dirige son groupe de réfugiés avec autorité et sens des responsabilités.