Appelé sous les drapeaux en juillet 1938 pour un service militaire qui devait durer en principe 17 mois, Gilbert Grodos, jeune employé des Postes de Namur (Belgique), affecté au 20ème Régiment d’Artillerie belge, n’a pas pu rentrer chez lui à l’issue de son temps de service. En effet, sont intervenus coup sur coup le pacte germano-soviétique et le déclenchement des hostilités entre l’Allemagne et la France. La Belgique, certes, n’est pas belligérante, elle est même réputée « neutre », mais cette fiction ne trompe personne.
En janvier 1940, il est nommé adjudant (candidat sous-lieutenant de réserve). Le 27 avril, le régiment est envoyé sur le canal Albert, c’est-à-dire en première ligne face à l’attaque allemande qui se prépare, chacun le sait. Il cantonne dans le village de Zichen (Limbourg flamand). Dans la troupe règne « une vague de morosité due à la suppression des permissions », mais on annonce le 9 mai le rétablissement des « congés » de cinq jours par mois. La bonne humeur règne, d’autant qu’il fait beau. Le réveil n’en sera que plus brutal.
Le largage des parachutistes allemands sur Ébel-Émael
« Vendredi 10 mai. Je fus tiré de mon sommeil [par le téléphoniste de garde] qui me dit textuellement : « Adjudant, il y a alerte, levez-vous ». Il était 1 heure passée ». Grodos prend aussitôt toutes les mesures prescrites en ce cas, et à 2 h 30, sa batterie est prête à tirer. « Tout à coup, vers 3 h, apparurent une dizaine de planeurs qui tournoyaient au-dessus du fort d’Ében-Émael. L‘aube venait de se lever, le ciel était clair et la visibilité parfaite. Nous pensions toujours qu’il s’agissait d’un exercice et nous admirions le spectacle. Un quart d’heure plus tard, une myriade d’avions survolèrent la région […]. Vers 3 h 45, une vingtaine [d’entre eux] lâchèrent une quantité impressionnante de parachutistes. C’était magnifique à voir, la blancheur [des parachutes] briller au soleil ! »
Cette euphorie ne dure pas. L’ordre de se préparer au tir la brise net vers 4 heures. Les deux obusiers de la section de Grodos lancent quelque 80 projectiles sur le canal Albert, dernière défense naturelle contre l’ennemi, qui lance son attaque depuis la frontière proche. « Les avions passaient et repassaient sans arrêt, piquant vers le sol, nous effrayant, du moins les premières fois, par leurs sirènes ». Ils mitraillent ou bombardent les batteries sans les atteindre. Mais d’autres positions belges sont touchées. Grodos retourne à son logement pour y prendre ses bagages afin d’aller remplacer à Roclenge (à 7 km au sud) un sous-lieutenant blessé.
Il est encore à Zichen, en train de charger la Ford V8, lorsqu’une escadrille de quatre avions pique sur la route. À leur deuxième passage, il se glisse sous le véhicule : « une balle traversa la portière que je n’avais pu refermer à temps, une autre troua le marchepied ». Au troisième passage, une balle transperça le toit et le plancher, « et tomba à 20 cm à peine de mon corps ». Avant le quatrième passage, il parvient à courir jusqu’à un abri, à 60 mètres. Puis, rassemblant ses hommes à bord d’un camion FN 4/4 resté utilisable, il gagne Roclenge. Là, il se trouve chargé d’une fonction étendue, la responsabilité des échelons de ravitaillement du bataillon (munitions, vivres, matériel, etc.). « L’après-midi se passa dans les mitraillements et les bombardements, et dans l’exode des habitants des villages. » Dans la nuit, les bombardements continuent, les populations civiles fuient, une partie des troupes belges se replie sous la pression.
Les difficultés du repli
Le samedi 11 mai, on constate les dégâts : « dans les pâtures séparant les maisons, nombre de vaches étaient mortes […] ou blessées ». Grodos achève les bêtes moribondes. Un lieutenant des Grenadiers apporte la nouvelle que les Allemands sont à 500 m de Zichen, où se trouvent les batteries belges. Il faut tenter d’aller recueillir celles-ci et leurs servants dans les camions. Mais ces camions n’ont pas encore quitté le village qu’ils sont pris à partie par des tirs de pièces automatiques. « Les Allemands étaient là, peut-être à 100 mètres de nous […]. J’avais le choix entre deux décisions : attendre des ordres qui ne seraient peut-être jamais venus et se résoudre à être prisonniers ou prendre moi-même la décision de partir avec le charroi automobile […]. Je décidai de partir. » L’adjudant de réserve Albert et lui-même prennent la tête chacun d’un groupe et choisissent deux itinéraires différents pour se replier vers l’ouest. L’adjudant Albert sera tué en route. Grodos parvient à Boirs avec ses hommes. Il essaie de repasser à Roclenge pour y chercher ses affaires personnelles, mais ce village est sous le feu ennemi. Et il apprend que Tongres est déjà occupé.
À Glons (à 3 km), déserté par ses habitants, le convoi prend donc la route du sud. Mais celle-ci est obstruée par les débris du pont de chemin de fer que le Génie a fait sauter. Et une colonne de fantassins allemands progresse vers Grodos et ses deux camions dont les passagers, étant du service de ravitaillement, n’ont pas d’armes pour se défendre. Il faut passer coûte que coûte. Grodos ordonne aux deux chauffeurs de foncer et, payant d’audace, de grimper la pente du talus bordant la voie ferrée. Les camions y parviennent et gagnent Slins (à 4 km). Ils se dirigent sur Liège, tout proche maintenant. En route, « nous tombâmes d’effroi devant un spectacle inoubliable : un régiment hippomobile […] avait été mitraillé et bombardé sans merci, des lambeaux de toutes sortes pendaient aux fils électriques […], des chevaux et des soldats étaient toujours là, à même le sol ». Et quand ils arrivent à Liège, la ville est déjà vide, et toutes les troupes repliées sur Namur.
Dans la nuit du 11 au 12, sur la route qui passe sur la rive gauche de la Meuse, Grodos, qui n’a pas dormi depuis 24 heures, prend un peu de repos dans la cabine du camion. Mais ils n’avancent guère, à cause des encombrements, et apprennent qu’Hannut est déjà occupé. Au matin, curieux spectacle, « nous fîmes rencontre dans un village de soldats français qui montaient en ligne pendant que des communiantes tout de blanc vêtues se rendaient à l’église pour leur profession de foi ». C’est en arrivant à Namur – ville qui lui est familière, puisque c’est là qu’il travaillait –, après environ 75 km de route vers l’ouest, que Grodos accorde deux heures à ses hommes pour se restaurer et se reposer. Lui-même profite de l’hospitalité d’une famille amie, à la « Pension bourgeoise », puis tente vainement de prendre contact, à la gare, avec une autorité militaire. A 18 heures, la localité est bombardée : tout le monde court aux abris dans les caves ! Grodos a donné rendez-vous à ses hommes à 20 h, à la pension, pour un nouveau départ, vers Temploux et Charleroi (à 50 km). À minuit, ils n’ont encore fait que 20 km.
Les difficultés du regroupement
Lundi 13 mai, « nous arrivâmes à Châtelet (près de Charleroi) vers 5 heures, après avoir [roulé] toute la nuit ». Pour se mettre à l’abri des attaques aériennes, les camions se réfugient sous le couvert de la forêt de Loverval (6 km au sud de Charleroi). Le bourgmestre, armé par crainte des parachutistes, leur rend visite au petit matin : il leur apporte des vivres et la nouvelle erronée que l’Italie aurait déclaré la guerre à l’Allemagne ! Malheureusement, un des camions s’embourbe, et toute l’après-midi se passe à trouver un tracteur pour le tirer de là. Le petit convoi ne se remet en route qu’à 20 h, et arrive à minuit moins le quart à Mons (à 60 km, toujours plus à l’ouest), où les hommes se dispersent, logés notamment dans des familles amies.
Le mardi 14 mai, Grodos se rend au bureau de la place, et reçoit l’instruction de gagner Grimbergen, au nord de Bruxelles. « À midi, nous prîmes un repas en ville (une assiette de soupe, deux œufs et un verre de bière = 10 francs). » Ils partent donc vers 17 h, passent par Tervuren, où Grodos espère revoir des amis, mais la ville est déjà vidée de ses habitants, informés que Louvain (à 18 km) est déjà aux mains de l’ennemi. Enfin, ils parviennent à ce qu’ils pensent être leur destination. « Mais à Grimbergen, pas âme militaire qui vive et je pensai qu’il s’agissait peut-être de Grembergen », 30 km au nord-ouest ! Ils dorment dans les camions.
Mercredi 15 mai, il y a autour d’eux « grande allée et venue de militaires belges, français et anglais », et l’adjudant espère retrouver au plus vite un des officiers dont en principe il dépend. En attendant, on leur fournit un repas chaud, et on les informe d’une possibilité de regroupement à Alost (ils auront donc parcouru, compte tenu du détour dû à leur erreur, environ 120 km). En cours de route, ils rencontrent effectivement R***, un major de leur régiment. « Je fus content de retrouver un officier supérieur, de cette façon, j’étais déchargé de toute responsabilité directe. » Par la même occasion, Grodos rencontre un maréchal des logis de ses amis, qui lui dit avoir cru qu’il avait été tué et en avait pleuré. Détail sympathique, mais sinistre.
Jeudi 16, « j’allai, pour la première fois depuis le 10 mai, écouter la T.S.F. […]. Nous entendîmes l’appel du Roi ordonnant aux forts de Liège de résister à outrance. Nous fûmes surpris, mais cela nous rendit l’espoir », car cette ville n’aurait donc pas encore été prise. Le convoi continue sa route vers la Flandre occidentale, et s’arrête à Gits (90 km à l’ouest d’Alost), à 23 h, dans la cour d’une ferme. Ils dorment dans les camions, malgré la fraîcheur.
Vendredi 17 mai, le major R*** les envoie rejoindre d’autres éléments de leur régiment, qui se reconstitue sous la conduite du major G***, très content de revoir Grodos. À Kortemark (c’est tout près, à 5 km de Gits), ils cantonnent dans une ferme : coucher sur la paille, sur le sol d’une chambre, c’est mieux que rien.
Le samedi 18 mai, la 7ème Division d’Infanterie, dont ils font partie, se restructure. C’est sur ordre que, vers 17 h, ils partent pour gagner Ypres et Poperinge (c’est toujours plus à l’ouest et un peu plus au sud, à 35 km). Ils assistent à un combat aérien entre deux avions, un canadien et un allemand. Ce dernier est abattu. Ils vont voir les débris et aperçoivent le pilote tué dans sa carlingue. Vers 21 h, ils s’installent au sanatorium de Proven (quartier de Poperinge).
Le passage en France
Le dimanche 19, après un bon petit déjeuner qui leur est servi par les religieuses, le major donne l’ordre de départ. « Comme nous étions à la frontière, ce ne pouvait être que le refuge en France. Pas question, comme en 1914-1918 de rester en Belgique pour défendre « le réduit national ». Nous étions du reste un régiment défait, des artilleurs sans artillerie, sans obusiers, sans canons. » Après Wattou, ils passent en France, et, par Cassel et Saint-Omer, gagnent le village de Brimeux (Pas-de-Calais, 90 km au sud-ouest de leur point de départ). Ce soir-là, dans ce modeste village, Grodos a un moment de mélancolie : « La cloche du village […] me rappelait le timbre d’une des trois cloches de mon village natal, et tous les souvenirs de mes jeunes années [me] revinrent à la mémoire ». Cette pensée s’étend à tous ceux dont il est sans nouvelles et en particulier aux camarades de son unité dont il s’est trouvé séparé au cours des derniers jours. Mais il lui faut se reprendre. Il se remémore la guerre de 14-18. N’avait-on pas stoppé alors la marche de l’armée allemande et réussi à conserver libre pendant tout le reste de la guerre un coin de territoire belge ?
Le lundi 20, vers midi, ils reprennent la route. L’ordre est de gagner Rouen. Mais ils sont obligés de contourner Abbeville (Somme) pilonnée par les bombardements de l’aviation ennemie. Le lieutenant qui a pris le commandement de leur convoi décide de suivre la côte. Après avoir roulé toute la nuit dans ce secteur défendu par l’armée anglaise, ils parviennent le lendemain à 5 heures du matin à Bosc-le-Hard (Seine Maritime) : une étape de 130 km, plein sud.
Ils y passent toute la journée du mardi 21. Rouen n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Grodos y accompagne le lieutenant au bureau de la place. Chose étonnante au milieu d’un pareil désordre, ils y apprennent que d’autres éléments de leur régiment, sous la conduite d’un capitaine, se trouvent à Évreux (Eure). Leur but sera donc de les rejoindre. Rentré à Bosc-le-Hard, parmi les réfugiés qui passent par-là, il reconnaît le brave homme qui l’avait hébergé à Mons une semaine plus tôt, et il a la satisfaction de pouvoir lui proposer à son tour de quoi se restaurer. Ils prennent la route vers 21 heures.
« Il y avait un tel flot de réfugiés à vélo, en charrette, en voiture, [qu’] il fallut toute la nuit pour parcourir les 70 km entre Bosc-le-Hard et Évreux. » Ils atteignent donc leur objectif vers 6 heures le mercredi 22. Les nouvelles sont mauvaises : ils apprennent qu’Abbeville est tombée l’avant-veille. Ils ont donc dû passer la Somme de justesse ! En début d’après-midi, ils rejoignent leurs camarades du 20ème Régiment à Conches, à une vingtaine de kilomètres, et cantonnent le soir à proximité, à Saint-Élier (Eure), où ils restent quatre jours tranquilles, période pendant laquelle les Allemands sont arrêtés sur la Somme. « Beaucoup d’entre nous goûtèrent à la pêche dans les eaux du ruisseau « Le Rouloir ». »
L’injuste hostilité des populations contre les Belges « capitulards »
Le mardi 28 mai, ils reprennent la route. L’ordre est de gagner la région de Malestroit, dans le Morbihan, où ils ne parviendront que trois jours plus tard. Le premier jour, en passant à Moulins-la-Marche (Orne), « nous fûmes apostrophés et invectivés de salauds, de cochons de Belges,… sans savoir pourquoi ». Un peu plus loin seulement, ils apprendront la Capitulation du Roi Léopold. Ce jour-là, à Chailland (Mayenne), au soir d’une étape de 190 km, ils en apprennent un peu plus sur cet événement par la radio entendue dans un café. Ils passent la journée du lendemain 29 mai dans une ferme, à proximité de ce village, au repos. Dans la soirée, Grodos et un petit groupe de camarades font une promenade charmante « à travers la campagne si belle », lorsqu’ils croisent une voiture, celle d’un Comte belge qui s’informe de leur sort et remet à l’adjudant une somme de 100 francs à distribuer, « argent belge ou français, c’était devenu sans importance, les deux gouvernements ayant décidé la parité des deux monnaies ».
Enfin, ils reprennent la route de bonne heurele jeudi 30 mai,pour une étape de 160 km, « à travers les prés, les bois d’une région que je trouvais attachante », et atteignent leur destination le soir. On leur assigne Ruffiac (Morbihan), à 5 km de Malestroit comme lieu de cantonnement. Mauvais début : le soir, au café, altercation avec le tenancier au sujet de la décision du Roi des Belges. Ils resteront dans ce village jusqu’au jeudi 6 juin. Grodos en profite pour se rééquiper, il avait abandonné toutes ses affaires personnelles à Roclenge le 11 mai. Il retrouve quelques-uns de ses hommes qui ont lâché pied sans son ordre sur le canal Albert, mais « je ne leur en voulais pas […]. Le responsable était le sous-lieutenant J*** », qui effectivement semble avoir été mis à l’écart par ses supérieurs depuis cette affaire.
À Ruffiac, les seuls événements sont la grand-messe dite par l’aumônier le dimanche 2 juin, et l’arrivée d’un nouveau colonel le mardi 4. Le Régiment, tant bien que mal reconstitué avec des éléments de provenances diverses, gagne Rochefort-en-Terre (Morbihan, à 25 km plus au sud), le jeudi 6 juin. Grodos cantonne dans un hameau à l’écart. Il apprécie la vie tranquille qu’on y mène, malgré un confort sommaire. « Nous fûmes très bien reçus. [Mais] le sol de la maison était en terre battue. Il n’y avait qu’une pièce qui servait de cuisine, de dortoir, de débarras. Il fallut s’y faire. » Le Régiment continue de se réorganiser, sur le modèle des unités françaises d’artillerie légère intégrées dans les divisions d’infanterie. « Les journaux annonçaient que les divisions belges reconstituées en France s’apprêtaient à monter en ligne. »
Le vain espoir de se battre
Le mardi 18 juin, ils se mettent en route à 7 h. Pour aller se battre ? C’est douteux. Ils passent à Nantes « où des réfugiés belges nous firent chaleureux accueil ». Le soir, ils font étape à La Garnache (Vendée, près de Challans), après 120 km de route.
On les réveille à son de trompette à une heure du matin le mercredi 19 juin pour partir. Ils passent par Les Sables-d’Olonne, La Rochelle et Saintes. Le soir, ils sont à Saint-Germain-de-Lusignan, à 2 km de Jonzac (Charente Maritime), après une étape de 220 km, toujours grosso modo en direction du sud ou du sud-est, en suivant la côte à quelque distance. « Comme souper, nous reçûmes une saucisse crue et des pommes de terre en robe de champs », ce qui n’a pas l’air de le ravir. Le lendemain 20 juin, on leur distribue des effets vestimentaires : « bottines, caleçons, pantalons et vestes de toile, chemises et chaussettes. Allions-nous bientôt remonter en ligne ? ».
Pas exactement… Car, s’ils partent effectivement en milieu de journée, c’est nettement en direction du sud-est, donc plutôt pour s’écarter de l’axe de progression de l’ennemi, et finalement atteindre Montgesty (Lot), le vendredi 21 juin, à 6 heures du matin : une étape de 200 km diurne puis nocturne. « Quel pays pauvre ! Le beurre coûtait 40 F le kilo ; du reste, à ce prix-là, il était impossible d’en trouver. » Ils y apprennent les pourparlers entre la France et l’Allemagne, et la convention d’armistice suspendue à l’accord avec l’Italie. Temps d’attente.
Cependant, le lundi 24 juin vers midi, le Régiment repart, en direction de l’ouest, c’est-à-dire de la mer. Au cours de cette étape, un léger accident leur fait perdre un moment le contact avec le reste du convoi, ils s’égarent, n’ayant pas de carte, et ils manquent de peu de se retrouver à Bordeaux, d’où peut-être – sait-on jamais ? – ils auraient pu s’embarquer pour l’Angleterre. « Notre vie aurait été changée ! […] Si notre camion avait continué sa route vers Bordeaux, je n’aurais rien tenté qui m’eût empêché de rallier la Grande-Bretagne. » Mais non. Ils atteignent Gabarret (Landes, à 160 km) le soir vers 22 h. Et ils apprennent pour de bon l’armistice. Certains se réjouissent. Mais « j’étais triste que la France ait dû déposer les armes, après la Pologne, la Norvège, les Pays-Bas et la Belgique ».
L’impatience du retour
Dernière étape, de 20 km seulement, le mardi 25, jusqu’à Sauboires (Gers). « Les esprits commencèrent à s’exciter […]. Le Roi ayant capitulé et la France aussi, étions-nous encore dans l’armée, aux yeux des Allemands ? » Étrange situation, en vérité. Beaucoup sont pressés de partir et de rentrer chez eux, au besoin par leurs propres moyens. À l’ordre du jour du Régiment, on annonce qu’un brigadier est rétrogradé au rang de simple soldat, parce qu’il a tenté d’aller retrouver sa femme, réfugiée en Touraine. « Le temps passait à jouer aux cartes, à faire sa lessive, à se promener sous un soleil de plomb. »
Et cela dure. Les militaires du groupe de Grodos se sont installé une tente dans une grange ouverte à tous les vents. Le 14 juillet, aucune cérémonie pour la fête nationale française. Mais le dimanche 21 juillet, l’aumônier célèbre une messe solennelle en l’honneur de la fête nationale belge.
Le 16 août, Grodos (il n’est pas le premier) parvient à se faire établir un ordre de démobilisation, et, en partant probablement de la gare de Manciet toute proche, de wagon à bestiaux en wagon à bestiaux, arrive à Paris-Austerlitz le dimanche 18 août à 7 heures (heure allemande). Il se promène dans le quartier de la Tour Eiffel (sans pouvoir évidemment y monter !) et dort au Centre d’Accueil du Vel d’Hiv. Ce sont déjà 740 km de faits par voie ferrée, sur le chemin du retour chez lui ; il lui en reste 260 à faire. Enfin, il monte dans un train régulier pour la Belgique à Paris-Nord, le mardi 20. Il retrouve sa famille à Sugny, près de Bouillon, et commence par s’attribuer un congé bien mérité, avant de reprendre son travail de receveur des postes à Namur le 1er septembre.
Gilbert GRODOS (1919-2004), Journal, collection personnelle, aimablement communiqué par Daniel Grodos, son fils. Récit daté de juin-août 1940.